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VALERIE ET LA PSYCHIATRE

lundi 19 août 2013, par Sophie

P.251 de "La faculté des rêves" de Sara Stridsberg aux éditions La Cosmopolite chez Stock. Traduit du suédois par J.B.Coursaud. 22,50€. Recommandé par Les Mots à la Bouche.


"Tu viens de grimper sur le bureau sexy et brillant du Docteur Cooper (il est strictement interdit de grimper sur le mobilier hospitalier) et tu viens de lui ôter ses lunettes du nez (il est strictement interdit de toucher le personnel hospitalier). Dans ses lunettes il y a de la brume et des contours flous, il y a le petit visage nu de garçon manqué du Docteur Cooper et les bras gesticulants du Docteur Cooper qui veut récupérer ses lunettes. Elle n’est personne sans sa monture foncée qui lui donne un air de première de la classe. Le Docteur Ruth Cooper rit de son rire océan pacifique, un rire plein de sel et d’algues et d’anémones de mer. Le Docteur Cooper est nulle quand il s’agit de jouer le Docteur Sévère.

DOCTEUR RUTH COOPER : Donne-moi mes lunettes.
VALERIE : Tu aimes les filles ?
DOCTEUR RUTH COOPER : Non.

(Un silence.)

DOCTEUR RUTH COOPER : Ou plutôt : bien sûr que j’aime les filles. J’aime les filles. J’aime les garçons. J’aime toutes les sortes de gens. Je ne suis pas attirée sexuellement par les filles si c’est cela que sous-entend ta question.
VALERIE : Tu es mignonne quand tu mens.
DOCTEUR RUTH COOPER : Je ne mens pas.
VALERIE : Et moi, je te plais ?
DOCTEUR RUTH COOPER : Tu sais très bien que oui. Tu me plais en tant que patiente et en tant qu’être humain. Tu pourrais être mon enfant.
VALERIE : Quelle petite enfant tu fais. Moi je ne veux pas être l’enfant de quelqu’un. Les enfants n’existent pas.
DOCTEUR RUTH COOPER : Si tu avais été mon enfant, tu ne te serais pas retrouvée ici.
VALERIE : Tu es belle sans tes lunettes.

(Le Docteur Ruth Cooper rougit et feuillette les notes pour le dossier médical.)

DOCTEUR RUTH COOPER : le procés approche à pas de géant.
VALERIE : Et tu veux que nous parlions de mon enfance.
DOCTEUR RUTH COOPER : De quoi veux-tu parler ?
VALERIE (redonnant les lunettes) : Tu sais pourquoi tu perds tout le temps ?

(Le Docteur Ruth Cooper éclate de rire et remet ses lunettes)

VALERIE : Parce que je préfère avoir de la chance au jeu alors que toi tu préfères avoir de la chance en amour. La représentation de l’amour romantique n’est qu’une façon de maintenir la moitié de la population emprisonnée dans des jardins de banlieue. Une façon destructivement simple de faire croire aux gens intelligents que les torchons de ménage sont plus importants que la littérature.
DOCTEUR RUTH COOPER : Je ne sais rien de l’amour.
VALERIE : Tiens donc. Dans ce cas, Docteur Cooper, je propose qu’on remette le couvert histoire de vérifier si tu as l’occasion de prendre ta revanche.

(Un silence.)

VALERIE : Docteur Ruth Cooper ?
DOCTEUR RUTH COOPER : Je t’ai menti tout à l’heure. Je rêve de tirer sur tous les hommes que je rencontre. Je déteste leur façon de me demander après l’acte sexuel s’ils peuvent faire quelque chose pour moi.
VALERIE : Enlève tes lunettes, Cooper.
DOCTEUR RUTH COOPER (enlevant ses lunettes) : Je ne veux plus être psychiatre.
VALERIE : Ca va s’arranger, doc. Concentre-toi un peu maintenant, sans quoi tu vas perdre encore plus d’argent.
DOCTEUR RUTH COOPER : Je ne sais plus rien depuis que tu es arrivée ici.
VALERIE : Tout ce que nous savons, Docteur Cooper, c’est que tu es nulle au poker menteur, ça se voit sur ta figure qui est exceptionnellement sous-développée pour le poker menteur. Mais c’est pas grave, Docteur Cooper. Il n’y a pas de raison de dire la vérité quand il est si simple de mentir."


FFF : Le livre élabore librement autour de la vie de Valérie Solanas, l’auteure de SCUM manifesto et de Up your ass, la femme qui a tenté de tuer Andy Warhol. C’est poétique et désespéré, trash et naïf. De grands éclats de rire surgissent lorsque Sara Stridsberg parle par la voix de Valérie, sa radicalité, son humour, sa haine des hommes.


LES MOTS A LA BOUCHE > j’achète

L’histoire "vraie" de Warhol et Valérie en anglais

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1 Message
  • Ouais... Enfin... Ce livre, qui m’a été offert très intentionnellement, d’autant que je suis une solanassienne résolue, par une amie lors de sa parution, il y a quelques années, me fait en même temps froid dans le dos. Il réitère la condamnation effective : si tu es trop en dehors des clous, si tu veux faire éclater ce monde, tu crèveras seule et misérablement ma fille. C’est ce qui est arrivé à Solanas, stigmatisée et haïe par touTEs, y compris les féministes intégrationnistes.

    Et cela rappelle l’époque où tous les films lesbiens se terminaient dans la mort et le malheur, histoire de bien laisser le message subliminal : si tu es vraiment lesb’, si tu quittes meclande, voilà ce qui va t’arriver. Nous ne sommes d’ailleurs pas encore sorties de cette auto-malédiction envers toutes celles d’entre nous qui "vont vraiment trop loin", c’est à dire au-delà de la reproduction des masculinités et de l’économie.

    Bref, à prendre avec des pincettes tout de même.