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LA DIFFERENCE

jeudi 30 janvier 2014, par Sophie

Extrait de Question de différence par Colette Guillaumin, paru dans Sexe, race et pratique du pouvoir, L’idée de Nature. Editions Côté-femmes. Pages 85 à 88. 19,80e.


"Mais concrètement, c’est quoi la différence ? Là, les choses deviennent nettement moins claires. Aujourd’hui cette revendication de différence s’appuie d’une part sur des traits anatomo-physiologiques classiques, clairs et délimités ; dans cette optique qu’avons-nous de différent ? le sexe, le poids, la taille, la physiologie reproductive, la vitesse... Elle inclut également une cohorte de sentiments, d’habitudes et de pratiques quotidiennes : l’attention aux autres, la spontanéité, la patience, la médiumnité, le don ou le goût pour les confitures, etc...
Mais cette notion implique en même temps tout en le cachant un certain nombre de faits qui sont plus complexes et éloignés de la matérialité anatomique ou de la subjectivité : l’usage de l’espace, du temps, la longévité, le vêtement, le salaire, les charges, les droits sociaux et juridiques... Au total, il y aurait autant de différence entre notre monde et celui des hommes qu’entre l’espace géométrique euclidien et l’espace courbe, entre la mécanique classique et celle des quanta.
Prenons quelques exemples, réputés superficiels (je souligne à dessein) de cette fameuse différence. Pratiques dont on avait pu croire ces dernières années, bien à tort, qu’elles étaient en train de disparaitre...

a) Les jupes, destinées à maintenir les femmes en état d’accessibilité sexuelle permanente, permettent de rendre les chutes (ou de simples attitudes physiques atypiques) plus pénibles pour l’amour-propre, et la dépendance mieux installée par la crainte qu’elles ne manquent pas d’entretenir insidieusement (on n’y pense pas clairement) sur le maintien de l’équilibre et les risques de la liberté motrice. L’attention à garder sur son propre corps est garantie, car il n’est nullement protégé mais au contraire offert par cette astucieuse pièce de vêtement, sorte de volant autour du sexe, fixé à la taille comme un abat-jour.

b) Les talons hauts... On s’apitoie sur les pieds des chinoises d’autrefois, et on porte des talons-aiguilles, ou très hauts, ou des compensés cousins du patin à glace (il n’y a pas si longtemps des cothurnes de plusieurs centimètres d’élévation). Ces chaussures différentes empêchent de courir, tordent les chevilles, rendent extrêmement absorbants les déplacements avec bagages ou enfants, ou les deux, affectionnent les diverses sortes de grilles et les rebords de fer des escaliers publics. La limitation d l’indépendance corporelle est largement assurée par cette prothèse. Je reconnais pourtant une supériorité aux pieds bandés : on ne peut pas enlever ses pieds alors qu’on peut enlever ses chaussures.

c) Les diverses prothèses du type serre-vis : ceintures, guêpières, porte-jarretelles, gaines, il n’y a plus de corsets (ce n’est pas vieux, j’en ai vu de mes yeux), limitent leur effet à empêcher la respiration ou à la diminuer. Elles rendent l’étirement difficile et perturbateur. Bref, elles ne permettent pas d’oublier son corps. Le voile, de si claire signification, est un cas extrême ! Différence de degré, non de nature, entre tous ces instruments dont la fonction commune est de rappeler aux femmes qu’elles ne sont pas des hommes et qu’il ne faut pas confondre, et surtout qu’il ne faut l’oublier à aucun moment. (Quand on dit des hommes ici, il faut entendre des êtres humains, bien entendu, et non des mâles). En somme il s’agit de pense-bêtes, de soutiens concrets de la "différence", qui liment efficacement toute tendance à se penser libre... Libre comme "homme libre", ou bien encore comme "qui décide soi-même" (et pas les autres), etc.

d) Les charges diverses (enfants, cabas...) marquent également bien la différence. ces charges accompagnent une bonne partie des déplacements des femmes à l’extérieur, y compris sur le trajet du travail. Car quand on est femme il faut que tout geste soit utile, que rien ne se perde de notre précieuse personne. La nécessité de suffisant jamais à justifier à elle seule ce que fait une femme, il faut qu’elle ajoute l’utile à la nécessité, le nécessaire au nécessaire :faire les courses en rentrant du travail, amener le petit en partant au travail, tricoter en gardant les enfants, faire cuire le repas en prenant son petit déjeuner, etc. Bref, jamais une seule chose à la fois, et dans la mesure du possible jamais les bras ballants, jamais le corps libre, lamais les mains inoccupées.
Il s’agit évidemment ici de comparaison avec les activités, vêtements et prothèses masculins. (Les peuples où hommes et femmes auraient les mêmes vêtements et empêchements divers ne nous apprendraient évidemment rien sur la différence. Car si gênante ou mutilante que soit une coutume, si elle est pratiquée par tous elle n’exprime par une relation, une "différence" !) Je vois se profiler ces longues cohortes d’hommes, sans jupe, sans talons hauts, aux bras libres, qui ne tricotent ni dans les squares, ni dans le métro, y baillent (loin de leur jeter la pierre, j’aimerais bien au contraire que nous fassions la même chose) et rentrent, non pas décontractés (tout le monde est fatigué, eux aussi), mais du moins par sur les dents, et en tout cas en talons plats.

Voilà un ensemble de signes, considérés comme mineurs par beaucoup et qui pourtant ne le sont pas. Ils expriment la dépendance des femmes, certes, et on tombera toutes d’accord là-dessus. Mais ils ne se contentent pas de l’exprimer. Ils sont également et ils sont d’abord des moyens techniques de maintenir la domination toujours présente au corps, donc à l’esprit,de celles qui sont dominées. De ne pas leur permettre d’oublier ce qu’elles sont. Plus, de leur fournir à chaque instant un exercice pratique de maintien de l’état de dépendance. Pascal n’a pas été un inventeur en disant :"Il ne faut pas se méconnaitre, nous sommes automates autant qu’esprit (...) La coutume (...) incline l’automate, qui entraine l’esprit sans qu’il y pense" (fragments 470 des Pensées). Porter une jupe, souple, courte ou fendue, des talons hauts et pointus, un sac à provisions, sont parmi d’autres infaillibles moyens de nous faire réapprendre notre différence, ce que nous sommes et ce que nous devons être. Cela ne se fait pas par la conscience, mais comme l’avait vu Pascal, par la motricité : l’identité en train de naitre. Et ainsi l’identité dépendante se reforme à chaque instant.
Ce rappel dans notre habillement, notre gestuelle, crée une habitude motrice assez singulière à laquelle on n’a peut-être pas accordé toute l’attention qu’elle mérite."

Colette Guillaumin, sociologue au CNRS. Auteur de l’Idéologie raciste. Genèse et langage actuel (1972) et de nombreux articles sur les formes idéologiques qui doublent les rapports de sexe et de race. (Extrait du quatrième de couverture)


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Une critique du livre par Delphine Naudier et Éric Soriano : Colette Guillaumin, La race, le sexe et les vertus de l’analogie : site

Critiques dans multitudes

L’avis de FFF : Sexe, Race et Pratique du pouvoir est un recueil de divers articles parus dans diverses publications des années 70 aux années 90. Colette s’exprime parfois de manière très intelligible, et par tous, en expliquant patiemment, sous divers angles quelques concepts qu’elle a constitué (le sexage) ou qu’elle revisite (la différence). D’autres textes sont plus théoriques et d’un abord plus difficile. Bon nombre de passages sont teintés d’ironie (comme ici) ou de second degré, ce qui donne à entendre un discours féministe en train de se construire.
La lecture de ces textes en 2010 n’est pas anachronique. Ils rappellent , certes, les longues années de déconstruction qui ont eu lieu mais ils résonnent aussi d’une actualité troublante.

Merci Cécile !

L'avis FFF:

Article publié la première fois en 2010. Les évènements récents nous prouvent une fois de plus, que quelques phrases tirées de livres accessibles aux plus grand nombre, seront toujours plus explicites et efficaces que beaucoup de blablas entendus via les médias ou sur FB et consorts.

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