Accueil du site > OUTILS > Gourgandines et mignardises à l’heure du thé.

Gourgandines et mignardises à l’heure du thé.

samedi 29 janvier 2011, par C.Line

A la rencontre des aristocrates libertines de l’Angleterre de la Régence et des premières féministes de Boston.


Sous la menace d’un ciel orageux, sur les collines battues par les vents gris du Yorkshire, une jeune femme court, sa robe rouge sang voletant derrière elle en une longue blessure sacrificielle. Elle a perdu son chapeau, des sanglots de fureur saccagent son visage. Au loin, les aboiements d’une meute de chasse à courre jaillissent des bois touffus répondant aux mélodies carnassières des trompes. L’héroïne frissonne, elle aussi succombera bientôt au coup de poignard, porté au cœur par son amante cruelle. Les chiens racés de la bonne société déchiquèteront la dépouille de son amour en une curée de haine moraliste, hurlant à la mort du vice. Ses cheveux défaits, trempée de pluie et de larmes, elle traverse le jardin exquis d’un manoir cossu. La jeune femme erre longtemps dans les allées secrètes, dans le labyrinthe de rosiers colorés qui égratignent un peu plus son âme meurtrie. Cachée derrière un bosquet, elle observe par les vitraux les gestes bien élevés des dames. Elle imagine le crépitement du feu de bois, le tintement des petites cuillères en argent sur la porcelaine fleurie, le froissement soyeux des lavallières sur les gorges blanches, le frôlement des jupons entre les cuisses moites. On doit échanger des banalités. Plus tard, les dames prennent congé. Elle ne pénètrera dans le petit salon que pour caresser de ses lèvres fiévreuses le bord de la tasse abandonnée par celle qui ne veut plus d’elle…

.

La sortie DVD de l’adaptation du journal d’Anne Lister nous plonge dans l’atmosphère empesée de la noblesse rurale du XIXème siècle à la découverte d’une femme hors du commun, une aristocrate lesbienne qui a réellement existé. En 1806, à l’âge de quinze ans, Anne Lister commence à écrire son journal intime qui remplira au final vingt-six volumes. Elle en crypte une partie par précaution. L’œuvre décodée, sauvée in extremis de la destruction, n’a été révélée au public qu’un siècle plus tard (non traduite en français). Nous y découvrons des pages torrides sur ses liaisons sentimentales et érotiques avec les femmes de la région. Jane Austen nous a habitués à fréquenter des beautés blafardes, emprisonnées par conformisme social dans des ambiances délétères, où l’on rivalise de douceur et de modération, la seule distraction étant de se trouver un mari plus riche que sa meilleure amie. Les pages sulfureuses d’Anne Lister prouvent que quelques-unes de ces jeunes filles de bonne famille, intrépides et malicieuses, pouvaient échapper au carcan misogyne, succomber aux plaisirs saphiques et atteindre des extases orgasmiques. Cette romantique licencieuse s’est élevée contre les préjugés de sa famille, de sa classe sociale, de son époque, en dirigeant seule, d’une main de fer, le domaine familial de Shibden Hall et en épousant secrètement à l’église, sa « femme » AnnWalker, une de ses voisines fortunées. Aventurière, alpiniste chevronnée, Anne Lister est morte comme elle a vécu, libre et sauvage, au fin fond du Caucase en 1840.

.

Le journal d’Anne Lister et son adaptation pour la BBC 2 par James Kent sous le titre The secret diaries of Miss Anne Lister (2010), ont valeur de témoignages historiques sur l’existence de la « première lesbienne moderne ». Le documentaire, ajouté en bonus à la version DVD, malheureusement non sous-titré, complète parfaitement le film en faisant intervenir des spécialistes de l’œuvre d’Anne Lister et des historiennes travaillant sur les us et coutumes de l’aristocratie d’Halifax au XIXème.

.

En 1886, Henry James publie les Bostoniennes, roman majeur qui met en scène le « couple » formé par deux femmes de la bonne société américaine. Olivia Chancellor, vieille fille nerveuse, émotive, déteste les hommes, les femmes trop faibles ou trop futiles et les romans français à cause de leur exubérante sensualité. Passionnée par la cause féministe, d’une intelligence redoutable, elle combat le mâle « monstrueux et tyrannique » en participant à des congrès et autres réunions de militantes. Lors d’une de ces soirées, elle fait la connaissance de Verena Tarrant, jeune conférencière issue d’une famille modeste, à la beauté charismatique. Olivia tombe instantanément sous le charme de l’innocente oratrice et installe sa protégée chez elle afin de pourvoir à son éducation et de la transformer en figure emblématique de la libération des femmes. Mais le dévouement fiévreux d’Olivia, sa quête d’excellence, son attachement envahissant suffiront-t-ils à repousser les tentations mondaines qui assiègent la charmante Verena ?

Ce roman est à l’origine de l’expression « mariage de Boston », utilisée surtout aux Etats-Unis, aux XIXème et XXème siècles et qui décrit la relation entre deux femmes qui vivent ensemble sans avoir à s’appuyer sur un homme. Les New Women, indépendantes et célibataires, imposent leur autonomie financière grâce à l’existence d’un héritage ou à l’exercice d’une profession littéraire. Ce type d’arrangement ne revêt pas de connotation sexuelle pour les garants de bonne moralité qui acceptent la situation à une époque où les hommes mouraient en grand nombre à la guerre et où l’on trouvait normal que les femmes s’entraident entre elles.

On peut imaginer que ces « mariages » platoniques ont été bien utiles pour écarter les soupçons de saphisme et dissimuler des mœurs jugées inacceptables par une société puritaine et rigide.

.

Les Bostoniennes a été adapté au cinéma par James Ivory en 1984 avec Vanessa Redgrave dans le rôle d’Olivia Chancellor et Madeleine Potter dans celui de Verena Tarrant.

A lire sur le même thème :

Miss Mackenzie d’Anthony Trollope.

L’aventureuse de Jack London.

Tous ces ouvrages et ce DVD sont disponibles aux Mots à la Bouche.

4 messages