"Quand j’ai commencé à avoir des rapports sexuels avec d’autres, je me suis mise à les compter. Je voulais savoir combien il y en avait eu. C’était pour moi une source de fierté, en ou tout cas d’identité. Donc pour moi, Len était numéro un, Chris numéro deux, l’horrible petit drogué aux barbituriques, genre heavy metal, dont j’oublie le nom, numéro trois, Alan était numéro quatre, etc. J’en suis arrivée à un point où lorsque je couchais avec quelqu’un pour la première fois, lorsqu’il me pénétrait (je ne couchais qu’avec des hommes à cette époque), ce qui me venait à l’esprit ce n’était pas "Mmm, je la sens, oui c’est bon", ou "Qu’est-ce que je fous avec ce connard ?", ou "Quelle barbe, je me demande ce qu’il y a à la télé", mais "Numéro sept !". (...)
Puis les chiffres ont augmenté, comme font souvent les chiffres, et cela devenait difficile de ne pas perdre le fil. Je me disais : "Le dernier c’était dix-sept, donc celui-là c’est dix-huit", et puis je commençais à douter de ma comptabilité. La nuit, au lieu de dormir, je passais des heures à récapituler : "Il y a eu Brad, et puis le type le jour de mon anniversaire, et puis David...ah, mais j’ai oublié le mec avec qui je me suis saoulée à la première soirée de la rentrée en fac...alors ça fait sept, huit, neuf...", et à deux heures du matin j’avais à peu près tout démêlé. Mais un doute subsistait toujours : peut-être avais-je oublié quelqu’un, quelque horrible abruti dont je ne voulais pas reconnaitre qu’il avait visité mon corps. Mais même si j’avais voulu l’oublier et qu’après tout c’était une bonne chose, il était plus important pour moi de ne pas me tromper sur le compte.
Mais ça devenait de plus en plus dur. Je commençais à me poser des questions : qu’est-ce qui compte comme rapport sexuel et qu’est-ce qui ne compte pas ? Il y avait eu la fois avec Gene, par exemple. J’étais en rogne contre mon petit ami David parce qu’il me trompait. C’était la grosse crise, et Gene et moi nous étions amis ; ça faisait des semaines qu’il me faisait du plat et je ne l’avais pas vraiment découragé. Un soir je suis allée le voir pour me plaindre de David et Gene m’a gentiment écoutée... Il m’a fait un massage, on a parlé, il m’a pris la main, on s’est fait des confidences, on s’est serrés l’un contre l’autre et puis on a commencé à s’embrasser, à se rapprocher de plus en plus, à se tripoter et à se caresser et puis on n’a plus pu se retenir, c’est parti tout d’un coup, on s’est roulés sur le lit à se faire des trucs de plus en plus chauds, une main par-ci, une jambe par-là et tout et tout. Sauf qu’il ne m’a pas pénétrée. Il en avait envie et moi aussi, mais j’avais une fixation : je voulais être fidèle à David, alors je lui répétais : "Non, fais pas ça. Ah oui, ça c’est bon. Non, attends, pas si fort. Oui, là t’arrête pas. Non, assez ça suffit." On ne s’est jamais déshabillés. Mais je vous le jure, quelle nuit. Mémorable, même. Pendant longtemps je n’ai pas compté ce moment comme un rapport sexuel. Il ne m’avait pas pénétrée, donc ça ne comptait pas. (...)
Puis je me suis mise à avoir des rapports sexuels avec des femmes et là, mon système a volé en éclats. Ma liste de partenaires était fondée sur la définition suivante de la sexualité : le sexe, c’est la pénétration du pénis dans le vagin, bref, baiser quoi. C’est une définition toute simple, un système binaire. Le critère c’est pénétration ou pas pénétration. Oui ou non ? Numéro ou pas de numéro ? Sur la liste ou pas ? D’accord, c’est une définition assez arbitraire, mais c’est la définition habituelle, issue d’une tradition ancienne et respectée, et il ne m’était pas venu à l’idée de la remettre en question lorsque je ne couchais qu’avec des hommes.
Mais comme avec les femmes il n’y a pas de pénis, ce système ne marche plus par définition. Et puis il y a tant de façons d’avoir des rapports sexuels avec une femme. Bien sur, c’est vrai aussi entre hommes et femmes. Mais entre femmes, il n’y a pas de Méthode qui se justifie comme seule valable par le poids de la tradition. Lorsque nous baisons, il n’y a pas de bite, donc il n’y a pas l’idée que c’est La Bite de Monsieur qui compte, et que c’est elle qui apporte la preuve objective que nous sommes en train d’avoir des rapports sexuels, et que tout le reste ne serait que caresses pré- ou post- coïtales. Donc, lorsque j’ai commencé à avoir des rapports avec des femmes, mon système binaire a dû s’éclipser au profit d’une définition plus globale.
Cela signifiait que la liste de personnes avec qui j’avais eu des rapports sexuels était bonne pour la poubelle. Pour la garder, il aurait fallu que je recommence tout pour inclure les types que j’avais embrassés, sucrés ou simplement tripotés. Et remettre en question la place attribuée à la personne dite "numéro un", place que jusque-là je tenais pour évidente, mais qui l’était devenue beaucoup moins.
De toute façon, la liste ne m’intéressait plus. C’était trop compliqué de la refaire, ça ne valait pas le coup. Mais la question cruciale restait celle-ci : avoir des rapports sexuels avec quelqu’un, ça consiste en quoi ?"
Copyright 1992 Greta Christina. Originally published in The Erotic Impulse, edited by David Steinberg, Tarcher Press. J’ai trouvé la traduction dans Antimanuel d’éducation sexuelle écrit par Marcela Iacub et Patrice Maniglier sorti aux éditions Bréal.
Le même texte mais en V.O et non expurgée !
Le site de Greta christina
Greta et l’esprit saint > blaspheme
Greta Christina has been writing about sex professionally since 1989, and editing since 1996. She is editor of the anthology "Paying For It : A Guide by Sex Workers for Their Clients," and author of the erotic novella "Bending," which appeared in the three-novella collection "Three Kinds of Asking For It" edited by Susie Bright. Her writing has appeared in numerous magazines, newspapers, and online publications, including Ms., Penthouse, and Skeptical Inquirer, as well as several anthologies, including Best American Erotica 2003 and 2005. She has worked for Last Gasp Books and Comics since 2002. She lives in San Francisco with her wife, Ingrid. She blogs about sex, atheism, politics, and other polite topics at gretachristina.typepad.com.