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"Adossée contre un mur, une fille en treillis et marcel blanc, en retrait elle aussi, m’observe en souriant :
- Tu ne parles pas espagnol ?
- Non.
- Et tu ne connais personne ici ?
- Non.
- Viens, je vais te montrer ta chambre.
L’appartement est organisé autour d’un long couloir. Elle ouvre la porte d’une pièce minuscule, carrée, sans fenêtre. Il n’y a la place que pour un lit et une armoire. Je m’endors aussitôt.
Quand je me réveille, je n’ai pas l’heure, mais j’ai tellement faim qu’il doit être assez tard. En sortant de ma chambre, je découvre que la nuit est tombée. L’appartement est envahi, la faune est devenue mixte. Ambiance de fête, tout ce que je déteste. Les gens ont bu, ils parlent fort. Ça ne me dérange pas de ne pas comprendre ce qu’ils éructent. Dans le salon, un groupe danse dans la pénombre. Je reconnais la Hyène parmi eux. Je n’aurais pas imaginé qu’elle puisse aimer danser. Elle bouge son corps lentement, les yeux fermés. Gracieuse. Elle ne se ressemble pas. Elle paraît jeune, à ce moment-là. Je n’ose pas la déranger. Je tente ma chance à la cuisine où la fille en treillis et marcel se fait griller des morceaux de pain, qu’elle arrose copieusement d’huile d’olive, de citron et de gros sel.
- Tu en veux ?
Je prends l’assiette qu’elle me tend et m’adosse à l’évier.
- Et alors, vous êtes venues faire quoi, à Barcelone ?
- On est là pour du travail. Tu parles bien français.
- J’ai vécu cinq ans à Paris. Tu es de là-bas ?
- Oui.
- Ils se la pètent beaucoup. On ne comprend pas très bien pourquoi.
Qu’est-ce qui s’est passé d’intéressant depuis vingt ans ? Mais j’aime bien les Parisiennes. Elles sont décoratives. Tu veux du coca ou de la bière ?
Elle ouvre le frigo, se comporte comme si elle était chez elle. Un épais bracelet en cuir noir autour de son poignet souligne la délicatesse de ses articulations. Son sourire découvre des dents écartées sur le devant. Ses lèvres sont encadrées de deux rides symétriques. Sa peau parait fine. Se dégage d’elle une impression de fragilité, mêlée à une grande endurance.
- Et vous allez squatter ici, toi et ta copine la Hyène ?
- C’est pas ma copine. On travaille ensemble.
Elle sourit en basculant la tête en arrière pour vider sa bière.
- Ne t’inquiète pas : ça se voit tout de suite que t’es pas du sérail.
- Ah bon ? Ça se voit à quoi ?
Je m’abstiens de lui faire remarquer que ça ne me traverserait pas l’esprit de déclarer, de but en blanc, à une fille qui aime les filles que "ça se voit". Elle pourrait mal le prendre, et je la comprendrais. Dans la pièce à côté, quelqu’un monte le son, le brouhaha autour de nous s’intensifie. Elle dit qu’elle s’appelle Zoska et s’éclipse. Je reste dans le bruit seule, assise à côté du frigo, à tirer sur le joint qu’elle m’a laissé, en espérant qu’il m’aide à me rendormir. Je me lève pour trouver la Hyène et la prévenir que je vais me coucher, quoique je n’ai pas l’impression qu’elle s’en fasse beaucoup pour moi.
Arrivée dans le salon, je crois d’abord halluciner. Un amas de corps nus, éparpillés par groupes, se chevauchent à travers la pièce. Au sol, sur le sofa, sous une table. La vision d’ensemble est si inhabituelle que j’ai du mal à en décoder les éléments."
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Rue 89 : "Dans le faussement léger « Apocalypse bébé », Virgine Despentes creuse encore -mais mieux- la question de l’identité et de la revendication sexuelle." (voir sur le même lien l’interview de Despentes en vidéo)
Evene.fr : "...Au moyen d’une plume parfois brutale, toujours vivace, exemptée surtout d’inutiles périphrases, Despentes nous plante un récit qu’on qualifierait un peu vite de road-movie, si sa structure narrative comme certaines des scènes présentées n’étaient pas susceptibles de dérouter comme d’emporter l’adhésion..."
Buzz-littéraire.com : "...Plus grave, son caricatural et exécrable néo-féminisme stupide et harnaché punk contre les hommes coupables de tous les maux, façon Peggy Sastre"..."ce no limit sexuel, assez étrange, cru, empreint de forte animalité, est déplaisant à la lecture. Le discours selon le salut de la femme et sa jouissance passent par les homosexuelles est indigeste comme cette partouze grotesque de femmes affairées entre elles. Tout le monde n’est pas comme Despentes : une Hyène de garde !"
Le point.fr : "Despentes n’échappe pas aux canons, parfois aux clichés, du roman déjanté-branché. Déprimante, violente ou mécanique, entre les hommes et les femmes, la sexualité redevient vaguement humaine entre femmes. L’hétéro coincée qui semblait transparente au monde revient épanouie de son voyage dans l’amour lesbien. On est content pour elle."
L’express.fr : "Bref, n’en déplaise aux pudibonds et aux mauvais coucheurs, à 41 ans, Virginie Despentes la scandaleuse s’impose comme la chef de file d’une génération gaiement libertaire et décomplexée."
Le beau vice : "Parce qu’il fait faire trois fois le tour de l’élastique du slip, pour mettre les pendules à son heure, qui devient la nôtre, le livre de Despentes est féministe : avec elle, on ne naît pas queer mais on le devient."
Et vous, vous en pensez quoi ?
Cet article était paru le 2 octobre 2010