Un truc soi disant génial auquel on ne me reprendra plus est un recueil de nouvelles autobiographiques, d’essais et de reportages écrits pour le Harper’s magazine, dont la première édition date de 1997.
David Foster Wallace y raconte, entre autres choses, sa carrière avortée de jeune joueur de tennis prometteur, sa visite de la foire agricole de l’Illinois avec une amie d’enfance plutôt décomplexée, son interview ratée de David Lynch sur le tournage de Lost Highway et son incroyable croisière Sept Nuits Caraïbes à bord d’un paquebot de croisière Celebrity Cruises.
Dans un univers littéraire étendu à l’infini, l’auteur combine érudition et fantaisie, ironie et gravité, scatologie et poésie, avec un style protéiforme, résolument novateur et bourré d’effets comiques. Il émulsionne, avec naturel, des genres inconciliables (essai théorique et récit autobiographique), des registres de vocabulaire disparates (termes techniques et jargon populaire). Son analyse chirurgicale du cinéma lynchien ou son commentaire sur les stratégies tennistiques révèlent de surcroît un remarquable degré de connaissances hissant ces textes au niveau de véritables documentaires d’investigation.
Dépêché par un magazine huppé de la Côte Est, Wallace couvre la Foire de l’Etat de l’Illinois. Nous plongeons avec lui dans les tréfonds du monde rural. Il est absorbé par la foule d’animaux, d’humains aux odeurs fortes « on se croirait au milieu d’une aisselle », brinqueballé entre les concours de majorettes, les qualifications du tournoi de lancer à la mouche, un séminaire de camping féminin… Il découvre les villages de porcs, les hangars de poulets élevés en batterie « une cacophonie horrible à vous crisper le scrotum ». Concours de danse country, rassemblements évangélistes, courses de tracteurs géants se déroulent dans une ambiance survoltée. La profusion des scènes, l’exubérance des détails dévoilent les dessous obèses d’une Amérique insatiable. L’auteur erre dans ce décor grotesque et baroque. Harcelé, menacé par la phagocytose collective, il ne lui reste que le Verbe dérisoire pour résister à l’engloutissement.
Sur le paquebot de croisière, l’aventure est « exotico-pittoresque ». On ne descend pourtant pas du bateau, on n’y parle pas de la beauté de la mer. Le dépaysement provient de l’univers fabriqué par la société Celebrity Cruises pour ses clients et raconté par Wallace. Le rythme hystérique de l’enchaînement de scènes hilarantes n’accorde aucun instant de répit au lecteur. Le livre se transforme en un kaléidoscope grandiose aux couleurs inconnues (je ne résiste pas au survêtement « rose menstruel ») et à l’imagerie loufoque. Chaque situation est prétexte à un récit méthodique, à une juxtaposition de termes extravagants, jusqu’à épuisement du potentiel drolatique. Je soupçonne Wallace d’avoir du supporter un ennui infernal sur ce bateau meringue. Je l’imagine, retranché dans sa cabine, noircissant des pages entières de carnets, peaufinant sans cesse les visions qu’il ramenait de ses brèves incursions dans les parties communes. Derrière cette désinvolture ironique, son perfectionnisme désespéré nous hurle son impossible communion avec ses congénères.
Les récits autobiographiques de Wallace recèlent de richesses introspectives. Son autodérision impitoyable constitue un paramètre fondamental de son humour lyrique.
Sa lucidité désopilante nous ravit autant qu’elle l’empoisonne. Incapable de se laisser aller à la volupté factice, à l’indifférence débonnaire, Wallace s’escrime, en virtuose de la langue, à démontrer l’incroyable absurdité d’une humanité au mauvais goût avéré. Et alors, il touche au sublime.
Ce dernier texte a été écrit en 1995. En 2008, David Foster Wallace, alors âgé de 46 ans, se suicide par pendaison. Il était atteint de grave dépression.
Bibliographie :
Essais, nouvelles :
Un truc soi disant génial auquel on ne me reprendra plus, Au Diable Vauvert.
Brefs entretiens avec des hommes hideux, Au Diable Vauvert.
Romans :
La fonction du balai, Au Diable Vauvert.
Infinite Jest, non traduit en français.