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Pornographie féministe : fin d’un oxymore // Wendy Delorme

mardi 31 janvier 2012, par Wendy


Article paru dans la revue Ravages en Octobre 2011

Pornographie féministe : fin d’un oxymore

Etre une femme et « faire du porno », c’est endosser le plus souvent le rôle de l’actrice, rendre publique une image sexuelle de soi, avec tout l’opprobre que cela peut susciter. Mais depuis les années 1980, des femmes ont pris le pouvoir avec la caméra, et s’emploient à créer leurs propres images, souvent animées par le désir de montrer autre chose que ce que la pornographie mainstream (à destination du public mâle hétérosexuel) donne à voir des sexualités féminines. Elles sont américaines, françaises, suédoises, hollandaises, allemandes… Elles s’appellent Nan Kinney, Deborah Sundahl, Annie Sprinkle, Shar Rednour, Maria Beatty, Mia Engberg, Madison Young, Petra Joy, Emilie Jouvet, Jennifer Lyon-Bell, Nenna, Shine Louise Houston, Courtney Trouble, Shu Lea Cheang... Souvent sans grands moyens, mais avec la volonté d’investir le terrain des sexualités, elles se mobilisent pour produire leurs propres images. C’est qu’elles en avaient assez d’être des objets de débats et d’études faites par des gens dont on n’avait jamais vu l’entrejambe devant une caméra. Les déculottées de toutes sortes se sont mises à revendiquer leurs propres images, à parler depuis leur position minoritaire et minorisée.

Annie Sprinkle "Public Cervix Announcement" Annie Sprinkle

Le porno diabolisé

Lorsqu’il est question de pornographie dans le débat public, c’est souvent l’ “effet des images” qui est discuté . Or, ces analyses sont le plus souvent menées dans un objectif d’interdiction de la pornographie. Il en va ainsi des travaux de Catharine Mc Kinnon, qui reposent sur le postulat que « l’expérience sensorielle du spectacle pornographique participe activement à la (re)production quotidienne des positions sociales hégémoniques et subalternes dans les rapports de genre » , c’est-à-dire que la pornographie rendrait les hommes encore plus machos et les femmes encore plus soumises. C’est, selon les termes de Florian Voros, « un postulat essentialiste de l’homogénéité et de l’universalité de l’expérience de la pornographie par les hommes », qui nie le pouvoir d’agir (agency) des actrices. Le porno féministe plonge les mains dans le cambouis et opère une prise de pouvoir par les femmes sur un domaine où on les estime habituellement dégradées et dont il faudrait les protéger. Car le porno c’est comme un tatouage sur une réputation : ça ne part jamais.

Le porno comme tatouage social

« T’es tatoué » lance une actrice porno à HPG lorsque l’acteur célèbre décide de quitter le milieu du porno pour le cinéma traditionnel : « Le porno c’est marqué sur ta gueule, et tu sais quoi, ça te suivra jusque dans ta tombe ». Le partage entre le visible et l’invisible, dans la construction médiatique des figures d’actrices et d’acteurs de films pornographiques, se joue à la périphérie du corps, auquel toujours elles et ils sont ramenés. Corps toujours hyper-genrés et hyper-sexualisés dans les médias, même lorsqu’elles et ils cherchent à s’extraire de leur image médiatique sexuelle. Certes, la pornographie est à considérer comme une « technologie du genre » c’est à dire un dispositif qui a « le pouvoir de contrôler le champ des significations sociales et donc de produire, promouvoir et ‘‘implanter’’ des représentations du genre. » Mais c’est une technologie de genre dont le pouvoir d’agir va en effet bien au-delà de son champ de diffusion propre, car son sceau colle à la peau des actrices et des acteurs comme un tatouage social bien après qu’elles et ils ont arrêté de tourner.

C’est peut-être là que le porno fait le plus de mal. Au niveau de l’opprobre subi par ses protagonistes, actrices et acteurs surtout, de même que par l’ensemble des travailleuses et travailleurs du sexe dont la parole est le plus souvent déniée . Au niveau de l’image sociale et médiatique globalement négative qu’ils et elles ont à subir en plus des conditions de travail souvent pénibles, justement parce que leurs professions ne sont pas reconnues . La télévision grand public contribue fortement à cette image dépréciée de celles et ceux dont les corps travaillent à nu devant les caméras. Il en va ainsi récemment de Xanadu la récente série d’Arte (printemps 2011) une saga familiale mettant en scène la famille Valadine, à la tête d’une entreprise de films pornographiques. Le bilan est sombre : folie, toxicomanie, dépression, suicide et violences sexuelles sont le lot de la quasi-totalité des personnages d’acteurs et d’actrices X dans la série.

On est encore loin en France dans les médias grands publics d’une représentation du monde du porno qui soit « sex-positive » c’est à dire non empreinte de préjugés négatifs. Et pourtant, toute une génération inspirée notamment par Annie Sprinkle et consœurs s’agite depuis les années 1980 en revendiquant non seulement des droits pour les travailleuses et travailleurs du sexe, mais aussi d’autres façons de fabriquer et d’aborder la pornographie.

Le porno comme lieu de prise de pouvoir : naissance d’un mouvement Le mouvement « sex-positif » dont est issu le porno féministe comme genre cinématographique alternatif et comme revendication politique naît aux Etats-Unis, à la Mecque LGBT : San Francisco. Il est concomitant de l’émergence du mouvement des lesbiennes SM inspirées par Pat Califia , qui font fi de la morale prescriptive d’un féminisme qui veut déjouer tous rapports de pouvoir, jusque dans les chambres à coucher de celles qui veulent jouer à autre chose qu’aux « sisters side by side » .

En 1985, toujours à San Francisco, la pornographe lesbienne Nan Kinney crée Fatale Media et sort les deux films Private Pleasures et Shadows , dans lesquels une butch et une fem se livrent justement… à des jeux SM. Chaînes, blousons de cuir, grosse moto, fisting à 360°, tout est là pour hérisser le poil des pudibond-es. Et pourtant… ces images véhiculent tout sauf une image dégradante de la femme. Les deux partenaires, Teri et Caerage, se font plaisir sans tabous, et c’est d’un oeil gourmand et amusé par l’esthétique vintage que l’on déguste aujourd’hui ce bonbon VHS filmé en noir et blanc. Nan Kinney fonda ensuite avec ses amies et collaboratrices Susie Bright et Deborah Sundahl (éducatrice sexuelle et grande prêtresse de l’éjaculation féminine) le célèbre magazine On our backs première publication américaine à traiter ouvertement du porno pour les gouines.

Aujourd’hui encore, l’Amérique du Nord reste prolifique et friande de films sexuellement explicites faits par des femmes et des LGBT . En témoigne en 2006 la création des Feminist Porn Awards par le sex shop Canadien basé à Toronto Good for her. Leur site web promet “des orgasmes féminins authentiques”, des “scènes de sexe non conventionnelles” et de la diversité dans les castings, avec un vrai souci de représentativité des corps et des désirs . En cela, le mouvement répond très littéralement à la célèbre citation d’Annie Sprinkle, “la réponse au mauvais porno, ce n’est pas d’interdire le porno, mais de faire plus de porno !” ; phrase qu’on peut aussi entendre dans la bouche de la jeune actrice et activiste française Judy Minx dans le film d’Emilie Jouvet, Too much Pussy ! (98 min, 2010). De San Francisco à Paris, le mouvement a peu à peu frayé son chemin, et Internet a joué un rôle non négligeable.

Judy Minx / photo : Emilie Jouvet

C’est sur Internet en effet que l’américaine Courtney Trouble (San Francisco toujours) crée en 20002 le site NoFauxxx et en 2010 la web-TV Queer Porn TV 
où elle met en ligne des photos et vidéos sexy faites par et pour des lesbiennes, gays, bis, trans’… C’est encore sur Internet que l’américaine Madison Young dispense ses conseils d’éducatrice sexuelle, et que l’australienne Liandra Dahl diffuse ses vidéos amateurs alternatives.

Madison Young

Feminist porn in Lesboland

Mais la France n’est pas en reste. En 2002, Ovidie (actrice X à l’époque, à présent réalisatrice, éducatrice sexuelle, écrivain et programmatrice de la chaine câblée pour adultes FrenchLoverTV) publie Porno Manifesto. Sa conclusion incisive invite au respect de celles qui ont fait le choix de travailler avec leur corps. Coralie Trinh Thi, ex-actrice X et écrivaine publie en 2007 La Voie Humide, une autobiographie au regard acéré sur le monde du porno mainstream. Elle n’en célèbre pas moins elle aussi la puissance d’être seule décisionnaire de ses choix professionnels, prouvant par sa seule constance et volonté qu’une actrice X n’est pas forcément une cruche ou une victime. En 2000, elle avait co-réalisé avec Virginie Despentes le film Baise Moi, qui fit l’objet d’une immense polémique et dut braver la censure. Le film s’ouvre (comme le roman de Virginie Despentes dont il est inspiré) sur une scène encore peu banale pour l’époque : Nadine, une jeune femme, regarde un film porno… pour son propre plaisir. Plus tard le même personnage (dont on apprend qu’elle est prostituée) baisera et tuera des hommes : la baise par plaisir et la mort par vengeance (l’autre héroïne, Manu, avec laquelle elle part en croisade, vient de survivre à un viol collectif extrêmement brutal). Ce film, qui a déchaîné les foudres anti-porno bien-pensantes n’est pourtant pas une ode gratuite à la violence et n’établit pas de lien de causalité entre le visionnage de films pornos et la violence. C’est plutôt un classique du genre Rape and Revenge, dans lequel une héroïne et son/ses amies partent en croisade pour venger elles-mêmes les violences sexuelles faite aux femmes. A gun for Jennifer des américains Deborah Twiss et Todd Morriss (85 min, 1997) qui jouait sur les mêmes ressorts narratifs et militants dut aussi affronter la censure en Europe.

Despentes documentera dix ans plus tard dans Mutantes, Féminisme porno-punk (90 min, 2009) la généalogie du mouvement sex-positif, de San-Francisco à Paris en passant par Barcelone, au fil des portraits de ses héroïnes. Ce n’est pas un hasard si dans ce documentaire les lesbiennes sont à l’honneur. On les trouve bel et bien partout où se tourne, se discute et se défend le porno sex-positif, notamment dans les équipes du réseau des Porn Film Festivals alternatifs européens , dans les séances du ciné-club parisien XpornX , dans les films de l’américaine Maria Beatty (icône américaine de l’érotisme lesbien fetish basée à Paris) et de Mia Engberg, réalisatrice suédoise à l’origine de Dirty Diaries (98 min, 2009), projet porno-féministe qui fit beaucoup parler de lui car (chose encore impensable en France) il avait bénéficié d’aides financières du gouvernement suédois. Le premier long métrage porno lesbien et queer réalisé dans l’hexagone, One night stand (80 min, 2006), primé à la première édition du Porn film Fest Berlin, puis aux Feminists Porn Awards de Toronto, avait été entièrement autoproduit par sa réalisatrice, Emilie Jouvet. En 2010, son deuxième long métrage, Too Much Pussy ! feminist sluts in the queer x show (98 min), road movie documentaire sur 7 artistes et activistes sex-positives en tournée sur les routes d’Europe, voyait le jour après deux ans de travail collectif. A l’été 2011, le film sort officiellement en salles en France après avoir notamment remporté le prix One+One à Entrevues, festival international de films de Belfort. Too much pussy ! est ainsi le premier film sexpositif autoproduit à passer en France de l’autre côté de la barrière qui sépare le monde du cinéma LGBT de celui des réseaux de distribution traditionnels.

Emilie JOUVET Emilie Jouvet

La scène lesbienne et queer paraît donc la plus active lorsqu’il s’agit de produire et tourner des images porno dans une approche féministe, tandis que dans la société en général l’usage des sextoys et le visionnage de pornos chez les femmes en général semblent de moins en moins tabous.

Et le porno féministe straight ?

En 2007 à Paris, la société SoFilles Productions crée le site Internet secondsexe.com, et coproduit avec Canal+ une série de courts métrages commandités à diverses personnalités (parmi lesquelles Arielle Dombasle, Mélanie Laurent et Helena Noguerra). Ces films ne prendront pas le nom de « porno féministe » mais de productions « explicites » et « féminines » ou de « pornographie esthétique ». L’édulcoration des mots va de pair avec celle des images, mais c’est ainsi que peu à peu se décomplexent les femmes qui ont envie de se faire plaisir en regardant du porno. On compte cependant en Europe des réalisatrices féministes proposant des films s’assumant comme pornographiques à destination d’un public hétérosexuel, notamment l’allemande Petra Joy qui promeut une pornographie faite « dans une perspective féminine » (« porn from a female perspective » est sa marque de fabrique officielle). Il en va de même pour la néerlandaise Jennifer Lyon-Bell , auteure notamment de Matinée (34 min, 2009) dont la démarche se veut plus artistique, les scènes de sexe s’insérant au sein d’une narration plus déployée et ne visant pas forcément l’excitation du public . Erika Lust, réalisatrice d’origine suédoise basée à Barcelone, propose quand à elle des concepts novateurs tels que Barcelona sex project où la biographie des personnages fait écho à des scènes de plaisir en solo. Elle a remporté en 2008 les Feminist Porn Awards avec Five hot stories for her (une compilation de cinq courts métrages) et réussit peu à peu à s’imposer dans une industrie majoritairement dominée par les hommes.

L’avenir du porno-féministe semble prometteur, et le genre de moins en moins confidentiel, notamment grâce au sex-shop californien Good Vibrations qui soutient depuis 2010 via le label Reel queer productions des réalisatrices féministes comme Tristan Taormino et des actrices telles Lorelei Lee ou Bobbi Starr qui, tout comme Madison Young (artiste, galeriste, actrice et productrice basée à San Francisco), travaillent dans l’industrie mainstream aussi bien que dans des films alternatifs. Le porno féministe pourrait bien se révéler à moyen terme une industrie viable dotée d’un public fidèle et de réels moyens de production.

Wendy Delorme

A Annie Sprinkle, « notre mère à toutes ».

Merci à Emilie Jouvet et Judy Minx pour leurs apports et références.

Quelques sites à consulter pour les amateur-e-s de pornos alternatifs et féministes :

mariallopis

girlswholikeporno

BobbiStarr

CrashPadSeries

GoodDykePorn

LiandraDahl

NoFauxxx

QueerPorn.tv


JuicyPinkBox

ForTheGirls

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