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UNE DOUCEUR TERRIBLE

mardi 25 février 2014, par Sophie

Hélène a 15 ans. Tamara est l’amie de son père. Court extrait de : "LE REMPART DES BEGUINES" de FRANCOISE MALLET-JORIS. P.40 de l’édition Pocket.


"Ce fut à ce moment précis que je retrouvais ma peur. Je savais bien qu’il y avait quelque chose d’effrayant dans mon attirance pour Tamara, quelque chose de semblable à mon désir de vide en me penchant par la fenêtre, ou à celui de rencontrer en nageant dans le lac le tourbillon dangereux, "pour voir"...

Par une absurdité dont j’avais honte, mais qui s’imposait irrésistiblement à moi, une phrase tournait dans ma tête confuse comme une lueur fugitive, comme une petite luciole, et je me la répétais sans même la comprendre, sans la réaliser une seconde : " Et Phèdre au labyrinthe, avec toi descendue, se serait avec toi retrouvée ou perdue..." C’était encore un de mes jeux, que de me répéter un vers jusqu’à tout oublier hors ce rythme. Je m’étais amusée souvent à le faire, et parfois j’en arrivais à perdre entièrement conscience. Mais à présent que je voulais de toutes mes forces, réfléchir, comprendre avant qu’il fût trop tard, à présent que j’étais là, moi, Hélène, sur ce palier obscur, me taisant, respirant avec peine et écoutant ma propre respiration, mon imagination, plus forte que ma volonté, m’emportait et il me semblait assister de trés loin à une scène incompréhensive et indifférente, pendant que ma propre voix chuchotait : "Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue se serait avec vous..." Pourquoi avais-je pensé : avec toi, la première fois que ce vers s’était imposé à moi ? Je le connaissais, pourtant, je savais que Phèdre ne tutoyait pas Hippolyte. Mais je ne tutoyais pas Tamara non plus. Et pourquoi cette phrase-là ? Ah ! oui, c’était à cause du mot : perdue . Le vertige, le balcon, le tourbillon dans le fleuve... Perdue. "Hélène au labyrinthe avec toi descendue se serait avec toi retrouvée ou perdue...". Comme elle aurait ri si je lui avais dit cela, tout à coup, en chuchotant, dans l’obscurité... Ou peut-être n’aurait-elle pas ri. Elle était capable de comprendre. De comprendre quoi ? Ce que je ne comprenais pas moi-même ? Je me sentais comme victime d’un dédoublement ; une partie de moi-même restait là, immobile, tenant fort une main dure et réconfortante (quand lui avais-je pris la main ? Ou avait-elle pris la mienne ? ) , et une autre partie de moi, trés loin au-delà, s’efforçait de distinguer et de comprendre ce qui se passait, distraite par cette voix intérieure qui, sans arrêt, recommençait : " Et Phèdre au labyrinthe... Et Phèdre au labyrinthe... " pour finir toujours sur le même soupir : "...perdue... perdue...".

Enfin une sonnerie brutale me ramena à moi-même. Un moment je regardais de tous côtés, effarée comme au sortir d’un rêve. Combien de temps étions-nous restées là sans rien dire ? Qu’avait pensé Tamara ? S’il était sorti quelqu’un du salon, je ne m’en serais même pas aperçue... Elle me conduisit par la main jusqu’à l’escalier, comme une aveugle. La voiture venait d’arriver. J’entrai la première, je me laissai tomber sur les coussins, et j’étais tellement épuisée par ce moment d’absence, courbatue comme d’avoir marché que je posai sans réfléchir ma tête douloureuse sur une épaule toute prête. A travers la vitre, je voyais défiler lentement les rues tristes, les petits magasins tassés sous leurs auvents, les tramways roulant lentement à grand bruit de ferraille, transportant quelques voyageurs transis et un receveur au nez rouge. C’était déjà le parc. On s’enfoncait sous les arbres ; les bancs vides luisaient par plaques de givre. Au coin du Rempart des Béguines, un agent saupoudré de neige sautait sur un pied, puis sur l’autre, pour se réchauffer.

"Et voilà ! dit Tamara. Une bonne après-midi malgrè toutes ces mondanités . Cela m’a fait plaisir de vous voir . A jeudi. " - " Jeudi ? " - " Mais oui. Jeudi, vers trois, quatre heures, si vous voulez bien. Je ne suis pas libre demain après-midi." - " Oui ", dis-je. J’aurais été bien incapable de dire autre chose. L’angoisse délicieuse me tenait aux genoux, au défaut de l’épaule, me faisait frissonner . Si j’avais eu à formuler mon sentiment, il ne me serait venu à la bouche que le mot " terrible ". Une douceur terrible, c’est bien cela . La voiture s’était arrêtée devant la façade, que le soir tombant rendait encore plus étrange . Seules, les chaînes dorées des balcons brillaient encore d’un restant de jour. Tamara ouvrit la portière et, sur le point de descendre, posa sur ma joue ses lèvres fraîches.

Par la glace arrière, je la vis disparaître dans son temple marin, et le Rempart des Béguines s’éloigna. Il faisait sombre, et il neigeait."


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CRITIQUE sur Altersexualité : "On n’a pas fait mieux depuis dans le genre « éducation sentimentale », et la littérature pour adolescents est encore loin d’oser une telle liberté de ton."

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L'avis FFF:

Février 2014, re-publication en ligne de cet article paru en 2008. Tous les articles resteront en ligne pendant encore...combien de temps ? Happy b*day Foleffet !